Comment tout a commencé, quelle a été ta première expérience sur le plateau?
J'avais quatorze ans, j'étais dans une école de théâtre et après avoir été là-bas j'ai été invité à rejoindre la compagnie locale, à Goiânia. On m'y a enseigné les principes de Stanislavski, Grotowski et Brecht. A quatorze ans, ma voix était oscillante, je muais, pour cela on ne me donnait pas beaucoup de texte. Je commençais à dire mon texte et ma voix allait dans tous les sens. Je suis devenu la "mascotte". C'est drôle... C'est devenu donc quelque chose plus physique et développant ce langage plus physique, j'ai commencé à faire de la danse.
De la danse… à la marionnette ?
Je suis venu en Hollande comme danseur professionnel en 1996 et j'y ai travaillé pendant dix ans. En Hollande, dans une des productions du chorégraphe Itzik Galili, une compagnie israélienne était invitée appelée "Gertrude Theater". Cette compagnie était composée de deux femmes qui faisaient de la marionnette et une d'elles était danseuse. Cette esthétique que j'arbore aujourd'hui est le fruit des principes de ces deux femmes. A partir de ce moment, lorsque j'ai vu ma première marionnette, je suis tombé éperdument amoureux. Elle s'appelait "Porcher", je continue de la manipuler dans ma compagnie. C'est une "hoster", elle est invitée lors de la première des festivals, elle est à l'aise et possède sa personnalité propre. Les gens ne m'invitent même pas, ils invitent la "Porcher" ! A partir de ce moment, j'ai commencé a développer mes propres créations avec pour ambition de mêler danse contemporaine et manipulation de marionnettes. Je mélange mon corps avec celui de la marionnette.
Comment tout cela apparait, quelle est la genèse d'un spectacle pluridisciplinaire tel que Bastard ?
Mon équipe officielle est petite, directeur artistique, producteur, un « head technician ». On est trois et on pense ensemble. Nous sommes une entité qui pense ensemble. Autour de nous, nous invitons beaucoup de gens, videomakers, compositeurs, dramaturges…
Bastard c’est d’abord l’histoire d’un artiste. Votre histoire ?
Le spectacle est basé sur L’arrache cœur de Boris Vian. Ce que j’aime chez Boris Vian, c’est qu’il n’explique rien. Ce livre raconte la trajectoire de cet homme qui, d’un moment à l’autre, apparaît, tout simplement. Il apparaît dans un endroit où il n’y a que des barbares. C’est un homme élégant, un thérapeute. Et il essaie de faire une thérapie sur les barbares. J’ai inversé cette situation, ces barbares, ces marginaux qui se trouvent en ce lieu ; un lieu dans mon adaptation qui serait un « garbage dump », ce sont eux qui vont faire une thérapie de ce type, qui est un artiste.
C’est donc une critique à propos de notre environnement culturel ?
Il est apparu dans les limbes, et ça c’est une critique de la situation culturelle en Hollande. Au moment du changement de gouvernement en Hollande, l’extrême droite a pris le pouvoir et ils ont détruit toute l’histoire culturelle de ce pays, une histoire multidisciplinaire, une recherche qui a débuté dès les années 70 sur l’art contemporain, un art qui mélange les genres, les technologies… Ces hommes politiques Hollandais ont réduit de 70% le budget destiné à la culture, et pas à cause de la crise économique, mais parce qu’ils ne trouvent pas l’art nécessaire. Avant il y avait 21 lieux de production artistiques en Hollande (danse, théâtre, musique…), toutes ont été décimées. Les compagnies qui profitaient de quatre ans de subventions de l’Etat, toutes les ont perdues. Des festivals internationaux il n’en reste que deux. Tout cela s’est mis en place l’année dernière. Cette année les gens commencent à perdre leur emploi, des violonistes de brio à la rue, comédiens, danseurs, chorégraphes sans emploi.
Tout cela se passe en Europe, pas seulement en Hollande, tu ne trouves pas ?
Il y a une crise identitaire en Europe. Quand je parle d’identité je parle d’éducation, de culture. Et c’est à ce niveau que les hommes politiques essaient d’avoir la main mise. Tu n’as pas d’information, comment veux-tu réfléchir ? Ils veulent que l’on ne réfléchisse plus. Je n’ai rien gagné pour ce spectacle, pas un centime de budget. C’est pour cela que je l’ai fait au milieu de déchets. Mais le revers de la fortune a fait de ce spectacle un succès en Hollande et dans tous les festivals auxquels nous avons participé dans le monde entier. J’ai été l’année dernière artiste révélation de Hollande.
Tes marionnettes sont mutilées, leur visage semble creusé. En plus de l’humanité que tu leur donnes et l’amusement qu’elles provoquent, il semble y avoir de la violence dans leurs corps, leurs expressions.
On peut ressentir de la peine. Elles semblent maltraitées. Mais généralement toutes mes marionnettes ont peu de poids sur leur épaules, elles sont légères, elles portent peu de souffrance. De mon point de vue, quand tu travailles avec une marionnette, tu fais une caricature de l’être humain. Et la caricature amène la critique, avec humour. Quel que soit le sujet. C’est le pouvoir de la marionnette, d’apporter la bonne humeur. J’aime beaucoup le matériel avec lequel je fabrique mes marionnettes, la mousse. Elle peut rétrécir, s’élargir, et, de mon point de vue, c’est un élément essentiel afin de pouvoir danser avec mes marionnettes. C’est un matériel léger, généreux, adhérent. En citant tous ces adjectifs je cite la métamorphose d’expression de mes marionnettes comme étant des acteurs hyper sensibles, hyper réels. Voilà la différence entre travailler avec des comédiens et travailler avec des marionnettes. Les marionnettes maximisent l’expression.
Comment te places-tu par rapport au théâtre contemporain ?
Beaucoup de gens étudient l’acteur contemporain aujourd’hui. Et l’acteur contemporain traverse une métamorphose importante. Il n’y a déjà plus d’acteurs stanislavskiens, brechtiens, des conceptions trop théoriques et trop techniques. On est ici plus proche de l’acteur brechtien, qui commente. La marionnette apporte une désinvolture de la spontanéité. Pour le public comme pour le manipulateur qui observe, lui aussi, ce que la marionnette fait. C’est intéressant pour l’acteur car il saute dans la fiction, il interagit, observe seulement parfois et parfois il critique ce qu’il se passe. C’est une synthèse de l’acteur contemporain de nos jours.
Tu conçois donc la marionnette comme un dédoublement de toi, acteur ?
C’est la base. La marionnette n’est pas seulement l’alter ego de ma personne, c’est aussi un être, un être qui participe au travail sur la scène. Il a une personnalité si grande que parfois ce n’est pas seulement moi qui manipule. Il manipule également l’atmosphère. La marionnette, plus que le comédien, séduit. Il séduit le public. Jusqu’à le rendre enfantin, émerveillé. Le public s’ouvre à cela. Le public réagit et c’est bon pour la marionnette, elle a besoin de cela. C’est le public qui décide si la manipulation fonctionne, c’est un dialogue très intime. C’est la salle qui fait le spectacle. Tous, nous participons à la magie du spectacle. Il y a de l’énergie vive dans cet espace, et c’est cette énergie qui m’a rapproché de cette forme de spectacle.
Tu fais danser tes marionnettes, c’est une envie de sortir du carcan de la danse contemporaine ?
Tu sais, ce n’est pas non plus une grande nouveauté. Mais de nos jours c’est difficile de transformer un danseur en marionnettiste. Le rendre convaincant. Ce sont deux techniques diamétralement opposées. Il faut travailler et étudier durant de longues années pour être convaincant. Sinon cela reste très conceptuel. Et mon travail n’est pas conceptuel, je développe une technique grâce à laquelle je peux raconter une histoire.
Et la musique, la plasticité du décor, son surréalisme, ce n’est pas conceptuel ?
Tout ce qu’il y a autour est là pour m’aider à raconter l’histoire. Quand je parle de conceptuel, aujourd’hui je parle du contemporain, du « hype art ». Pour moi le travail conceptuel c’est un maquillage pour ceux qui ne possèdent pas brin de technique. C’est une critique personnelle, hein. « Neguinho » (« le type », expression brésilienne) n’a pas de technique, feignant, n’a pas la patience d’apprendre la technique, il invente d’autres choses au ras de la technique. Généralement le travail conceptuel est là pour tuer la vie, c’est une idée. Et mon travail c’est d’apporter la vie aux marionnettes. Tu dois croire qu’ils sont vivants, sinon il n’y a pas de spectacle. Et pour donner la vie sur scène, tu as besoin d’énormément de technique.
Pourquoi avoir choisis L’arrache cœur, qui est un roman, et non une des nombreuses pièces de théâtre de Boris Vian ? Goodnight Girls inc, La reine des Garces, des œuvres mélangeant danse, musique…
Je n’en connais pas.
Le surréalisme du roman était peut être destiné à des acteurs surréalistes, des marionnettes.
Il n’y a qu’avec les marionnettes que l’on peut faire cela. Quand j’ai lu L’Arrache Cœur, je n’aurais jamais pu imaginer le jouer qu’avec des comédiens. Pour atteindre le surréalisme de Boris Vian, il fallait que ce soit une marionnette, qui véhicule la poésie du roman.
Qui est le « Bastard » ? L’étranger, le rebus de la société ?
A la base, le « bastard » est celui qui ne fait pas partie de la famille. Moi je me sens comme étranger vis-à-vis de la Hollande et aussi marginalisé par le système. Mes spectacles ont toujours à voir avec moi, ma situation émotionnelle, mon environnement politique dans lequel je vis. Mon travail est un portrait.
Ca ne traite pas de problèmes de société, surconsommation, individualisme sociétaire, à travers l’accumulation au niveau du décor ?
Le plastique et les déchets sont inhérents au spectacle. Cet homme tente de comprendre ce qui se passe et les marionnettes essaient littéralement de le réveiller, du fait qu’il soit dans la merde, si j’ose dire. Ce « shithole ».
Et ton rôle d’artiste désinvolte, émergeant d’un sac poubelle, une bouteille à la main ; une attitude de plus qui brise la frontière avec le public.
J’ai commencé à me questionner, en tant que danseur contemporain, sur le fait d’être un artiste. Pourquoi diable faire de l’art ? En tant que danseur c’est comme si on montait le quatrième mur. Et la danse moderne c’est cette division entre le plateau et le public, pouvoir faire de la danse pour une personne, comme pour mille. A aucun moment tu ne te projettes vers le public. Aucune projection mais bien de l’introjection. Ce système de la danse moderne m’a mis progressivement sur les nerfs. Je ne fais pas de l’art pour moi et uniquement pour moi, je fais de l’art pour les gens. C’est cette identité européenne introvertie, cet individualisme ambiant, qui m’agace. Cette égocentricité, « fuck it » ! C’est élitiste, ambitieux.
C’est peut-être pour cela que les critiques sont si bonnes à ton égard.
Les critiques ne comprennent rien, alors ils donnent leur avis, un avis que seules leurs petites personnes comprennent et les font se sentir supérieur, intelligents. Les gens qui vont au théâtre aujourd’hui sont ceux qui en ont les moyens.
Tu es très virulent dans tes propos, comment réagirais-tu si des personnes quittaient la salle pendant ton spectacle ?
J’ai ouï dire que cela se faisait en France. Moi j’arrête le spectacle et je demande au type pourquoi diable s’en va-t-il. Je trouve que c’est un manque d’éducation horrible. J’habitais au Japon pendant un moment et j’ai travaillé avec des maîtres butô. La moitié de la journée on nettoyait le sol. C’était tout un rituel, une technique, de laver le sol. Ainsi, tu as du respect pour l’endroit où tu mets les pieds. Un des autres enseignements butô était qu’au combien le spectacle auquel tu assistais était mauvais et te dégoûtais, tu devais rester jusqu’à la fin ! Applaudir et rester tranquille, car l’espace théâtral doit être respecté, c’est un espace ritualiste et si cela est rompu, il n’y a plus de raison qu’il y ait théâtre. Regarde tes trucs sur ton ordinateur, va au cinéma. Le respect envers la magie du théâtre est quelque chose qui se perd de nos jours. C’est vraiment dommage.
Entretien réalisé et traduit du portugais par Ivan Camus.